Fermes connectées… et dépendantes?
Jérémie Forney explorait les liens entre bureaucratie et digitalisation, et la manière dont celles-ci remodèlent la gouvernance dans le secteur agricole dans un article universitaire paru en 2022, coécrit avec Ludivine Epiney et intitulé «Gouverner les agriculteurs par les données? Digitalisation, et autonomie dans la gouvernance agro-environnementale». Entretien sur ces enjeux.
En quoi la digitalisation concerne-t-elle le monde agricole?
Jérémie Forney: La digitalisation est présente dans toute la société. Pour l’agriculture, l’idée que la digitalisation permet une simplification est très présente. Ce qui peut s’avérer correct si on s’arrête au facteur «temps de paperasse»: on pourrait dire que la saisie de données pourrait encore être simplifiée par des outils numériques. Mais derrière ces données se cache aussi la notion du contrôle qui, à mon sens, est un problème bien plus fondamental que le temps passé à remplir la paperasse. Une logique de contrôle qui se retrouve dans les paiements directs mais aussi dans les assurances qualité ou les systèmes de certification et de labels. On a donc des systèmes d’hypercontrôle qui reposent sur les données collectées et que la digitalisation n’affaiblit pas, au contraire: on s’est rendu compte qu’il y avait une valorisation encore plus grande de ces données (ou datas) tant en quantité qu’en qualité. A mon avis, si la digitalisation peut régler un problème secondaire (celui de la paperasse), elle risque de creuser un défi de fond, et de taille: celui de l’autonomie des agriculteurs et des agricultrices.
Les paysan·nes ont-ils moyen de garder le contrôle de leurs données?
Si l’idée de plateformes comme Barto ou Smartfarm [deux systèmes de gestion numériques destinés aux exploitations agricoles] est en effet de faciliter la collecte et la transmission de données, elles fonctionnent comme tous les services numériques: l’utilisateur·rice autorise ou non que ses informations partent chez des partenaires commerciaux extérieurs, par exemple. Il y a toujours la petite case à cocher. En Europe et en Suisse, on a quand même de meilleures protections qu’ailleurs. Mais l’idée reste la même: que les données puissent être mobiles, partagées, avec autorisation. En Suisse, la Confédération avait un projet qui visait à les mettre à la disposition d’acteurs privés, de manière contrôlée. Les croisements entre certains besoins du secteur privé et des institutions publiques sont déjà là, dans le système de contrôle, et c’est très clair dans le cas de la certification.
Un article étasunien1>S.A. Wolf, S.D. Wood, (trad. M. Lefèvre), «L’agriculture de précision: légitimation environnementale, marchandisation de l’information et coordination industrielle», 2023 paru l’an dernier interroge le rôle de la recherche actuelle, majoritairement financée par le secteur privé et aussi par des services de conseil et de vulgarisation. Qu’en est-il en Suisse?
Les milieux du high-tech et des datas sont davantage tournés vers l’innovation de pointe; on se rapproche du modèle de la startup, certes soutenu par des fonds publics. Le but est de lancer des jeunes entreprises actives dans l’innovation avec des partenariats publics-privés. Ce n’est pas Agroscope [Institut fédéral suisse de recherche agronomique] qui va développer des robots, mais ils ont des équipes qui travaillent sur leur utilisation, par exemple. Ce que nous remarquons aussi, avec mes collègues qui suivent ces questions, c’est que beaucoup de bruit est fait autour de ce qui est dit «l’agriculture 4.0», comme si c’était la grande révolution. Alors qu’en parlant avec ces start-ups, on se rend compte que nous n’en sommes qu’au stade du prototype et de la promesse. Sur le terrain, c’est assez loin d’une révolution.
On assiste à une percée de l’automatisation, par exemple avec des robots pousse-fourrage ou de traite, largement encouragés par l’Etat. Y a-t-il des liens entre cette tendance et celle de la digitalisation?
Pour l’instant, la grosse robotisation reste marginale; on trouve des tracteurs guidés par GPS et en effet quelques types de robots, mais il s’agit rarement de concepts de gestion numérique complets. Statistiquement, le robot de traite est le système le plus diffusé en Suisse. Il est surtout question de flexibilité et de simplification du travail. Les données qui sont prélevées, ou plutôt produites par ce biais, sont peu utilisées. Même si cela peut constituer des inquiétudes, nous me sommes pas vraiment dans une logique de transmission automatisée des informations, dans laquelle le moindre fait et geste de l’agriculteur·rice serait surveillé par ses partenaires commerciaux, et impacterait directement son revenu. Aujourd’hui, on se trouve plutôt dans une logique de valorisation des données pour développer des outils ou faciliter le travail de certification.
Qu’en est-il des acteurs et potentiels partenaires? Et quels rôles les contrôleurs vont-ils prendre?
On assiste à une reconfiguration des acteurs impliqués. Il y a aussi de nombreux acteurs qui se disent qu’ils ne doivent pas rater le coche de la digitalisation et qui s’y mettent pour «rester dans la course». Des entreprises de drones, par exemple, commencent à avoir un rôle à jouer. En termes de risques liés à la digitalisation, on pourrait assister au court-circuitage de certains acteurs. Typiquement, un canton, une administration pourrait perdre son rôle d’intermédiaire et de «traducteur» local. Avec toute cette information numérisée, toutes les données qui circulent font qu’il y a «moins de trous dans la raquette». Les services cantonaux nous l’ont dit lors de notre enquête: plus le contrôle est digitalisé, plus il faut remplir de cases, et moins il y a de place pour la réalité du terrain et l’évaluation de la spécificité de chaque situation. Les aspects humains des contrôles, où une certaine compréhension et adaptabilité prévalent, sont remplacés par des exigences d’être plus exhaustif et systématique. Ce qui risque de rendre le modèle plus froid – et aussi parfois absurde.
Notes
Eline Müller est secrétaire d’Uniterre. Article paru sous le titre «Digitalisation de l’agriculture: quelle autonomie?» dans le Journal paysan indépendant no 5, déc. 2024, www.uniterre.ch